ChronoMath, une chronologie des MATHÉMATIQUES
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Descente infinie selon Fermat

On sait que la passion de Fermat pour l'arithmétique lui est venue de sa lectures des Arithmétiques de Diophante d'Alexandrie dans la traduction de Bachet. Le livre VI de ce dernier contient plusieurs propositions relatives aux triangles rectangles dont les côtés ont des mesures entières, autrement dit aux triplets pythagoriciens.

Fermat s'intéressa au problème suivant (problème 20) :

Un triangle rectangle dont les côtés sont mesurés par des entiers peut-il avoir
une aire mesurée par un carré ?

Admettant l'existence d'une solution, Fermat utilise sa méthode de "descente infinie", dont le principe fut initié par Euclide sous le doux nom d'anthyphérèse, afin d'obtenir une contradiction. La résolution par la négative de ce problème le conduisit à affirmer l'impossibilité d'une solution de l'équation en nombres entiers : xn + yn = zn pour n = 4. Legendre et Dirichlet utilisèrent la méthode pour résoudre (par la négative) le cas n = 5 du célèbre grand théorème suite aux travaux de Sophie Germain.

 Illustrons tout d'abord la méthode par un exemple très simple :

La racine carrée de 2 n'est pas un nombre rationnel

Autrement dit, √2 ne s'écrit pas en tant que quotient x/y (x > y) de deux entiers naturels (fraction). En effet, supposons le contraire (raisonnement par l'absurde, cher à Aristote), nous aurions x2 = 2y2. Il s'ensuit que x2 est pair et, par conséquent x également. On peut alors poser x = 2a, a entier, conduisant à y2 = 2a2. On peut poser x' = y et y' = a : nous voilà exactement ramenés au problème initial x'2 = 2y'2 avec x' > y'. Mais nous avons x' = y < x ("descente"). Et c'est là que le bât blesse... : nous ne pouvons pas réitérer la démarche et retrouver indéfiniment le même problème (... < x''' < x" < x' < x) car l'ensemble des entiers strictement inférieurs à x est fini (toute partie de N admet un plus petit élément). En conclusion, √2 n'est pas rationnel.

   Revenons maintenant au problème de Diophante. On peut l'exprimer ainsi :

Existe-t-il des entiers x , y , z et t tels que x2 + y2 = z2  et  xy = 2t2   ?

Accrochez vos ceintures :

On a montré, au titre triplets pythagoriciens, qu'un triangle rectangle en nombres entiers (triangle pythagorique) x, y et z, d'hypoténuse z, vérifie :

x = k(p2 - q2), y = 2kpq , z = k(p2 + q2) , k entier arbitraire

Afin de pouvoir tirer mieux parti de ces conditions (nécessaires et suffisantes), nous pouvons supposer que p et q sont premiers entre eux (si ce n'est pas le cas, on ferait passer le carré du pgcd dans l'entier arbitraire k). Ainsi p et q ne peuvent pas être tous deux pairs.

Si p et q sont tous deux impairs, leurs carrés le sont aussi. Par suite x, y et z sont pairs. Quitte à diviser par 2 un certain nombre de fois (c'est à dire faire passer 2, 4, 8, ... dans k), le triplet pythagoricien (x,y,z) apparaîtra comme multiple d'un triplet pour lequel p et q n'ont pas même parité.

Dans ces conditions, l'aire xy s'écrit 2k2pq(p2 - q2). La question est donc :

pq(p2 - q2) peut-il être un carré ?

Lemme 1 : si p ^ q = 1, p et q de parité distincte, alors p + q et p - q sont premiers entre eux.

Preuve : si d est un diviseur premier commun à p + q et p - q, alors d divise 2p et 2q (par addition et soustraction). Si d divise 2, alors d = 2 : pas possible car vu la parité distincte de p et q, p + q et p - q sont impairs. Donc d divise p et d divise q (théorème de Gauss). Pas possible puisque p ^ q = 1.

Lemme 2 : si m ^ n = 1, alors m2 ^ n2 = 1 et, de plus, les nombres m, n et m2 - n2 sont premiers entre eux (deux à deux).

Preuve : m et n peuvent s'écrire sous forme d'un produit des puissances de leurs facteurs premiers. Les diviseurs premiers de m2 et de n2 sont leurs facteurs premiers respectifs. La première assertion m2 ^ n2 = 1 est donc évidente. Quant à la seconde, si d divise m, alors il divise m2. Donc, si d divise m et m2 - n2, il divise aussi n2. Or m2 ^ n2 = 1, donc d = 1. On raisonnerait de même avec n.

Lemme 3 : si m2 ^ n2 = 1, alors m ^ n = 1.

Lemme 4 : Si un produit de nombres premiers entre eux (deux à deux) est un carré, alors ces nombres sont eux-mêmes des carrés.

Preuve : Supposons pgcd(p,q,r, ...) = 1 (pris 2 à 2, le pgcd est 1) et pqr... = t2. L'entier t se décompose en un produit de facteurs premiers. Par suite t2 est un produit de facteurs premiers dont les exposants sont pairs. Puisque pqr... = t2, les diviseurs premiers de p, q, r, ... sont extraits de ceux de t. Soit d un diviseur premier de t apparaissant, dans t2, sous la forme d2n. Par hypothèse, il ne peut diviser deux des nombres p, q, r, ... Supposons qu'il divise p, alors d2n qui divise t2 divise nécessairement p (théorème de Gauss). En réitérant ce raisonnement pour les autres diviseurs premiers de t, on voit que p est un carré. De même pour tous les autres facteurs q, r, ...

Les lemmes 2 et 4 permettent d'affirmer que p, q et p2 - q2 sont des carrés. Posons p = m2 , q = n2 et p2 - q2 = r2. Ainsi :

r2 = p2 - q2 = m4 - n4 = (m2 + n2)(m2 - n2)

Le produit (m2 + n2)(m2 - n2) étant un carré, il existe alors (lemme 4) deux entiers u et v tels que :

m2 + n2 = u2  et  m2 - n2 = v2     (mn)

Mais u2 = p + q et v2 = p - q. Donc u et v sont impairs et premiers entre eux.

De plus :

u2 - v2 = (u + v)(u - v) = 2n2

Les nombres u + v et u - v sont pairs : ils sont donc divisibles par 2. Si d est un diviseur premier commun à u + v et u - v, alors d divise 2u et 2v (par addition et soustraction). Si d est supérieur à 2, alors d divise u et v (théorème de Gauss) : pas possible. Ainsi :

(u + v) ^ (u - v) = 2

Le produit de deux nombres pairs est divisible par 4, onc l'un seulement des deux nombres u + v et u - v est un multiple de 4. Supposons, dans un premier temps, que ce soit u - v. Alors :

u - v = 4s  et  u + v = 2w

avec s et w premiers entre eux, w impair. On en déduit :

(u + v)(u - v) = 8sw = 2n2

Donc :

n2 = 4sw  ou encore :  (n/2)2 = sw

Les nombres s, w sont premiers entre eux et par conséquent (lemme 4) : s et w sont des carrés. Posons donc :

u - v = 4a2 , u + v = 2b2 , v = b2 - 2a2

Par suite :

n2 = 4a2b2  et, selon (mn) :  m2 = n2 + v2 = b4 + 4a4

Dire que m2 = b4 + 4a4 signifie que le triplet (b2, 2a2, m) est pythagoricien (le triangle d'hypoténuse m, de côtés b2 et 2a2 est rectangle.

   Notons ici que si l'on avait supposé que u + v soit le multiple de 4, on avait les mêmes valeurs pour m et n.

On peut donc mettre le triplet (b2, 2a2, m) sous la forme énoncée au début de cette page en observant que b2 est impair, car u et v sont premiers entre eux :

b2 = k'(p'2 - q'2), 2a2 = 2k'p'q' , k' arbitraire

Mais il est nécessaire que k' = 1 car b2 et 2a2 sont premiers entre eux, puisque u et v le sont, et par suite :

b2 = p'2 - q'2 = (p' + q')(p' - q'), a2 = p'q'

Enfin, pour la même raison, p' et q' sont aussi premiers entre eux. D'après le lemme 4, p'q' d'une part et (p' + q')(p' - q') d'autre part étant des carrés, p', q' , p' + q' et p' - q' sont également des carrés. Posons :

p' = m'2 , q' = n'2

Nous revoilà au point de départ : cherchant m2 et n2 dont la somme et la différence doivent être des carrés, on est ramené à chercher m'2 et n'2 avec le même critère en remarquant, et c'est le point fondamental, que :

m'2 + n'2 < m2 + n2

En effet :

m'2 + n'2 = p' + q' = b2/(p' - q') < b2 < b2 + 2a2 < (b2 + 2a2)2 = m2 + n2

Ainsi, selon Fermat :

Si on donne deux carrés dont la somme et la différence sont des carrés, on donne par là même, en nombres entiers, deux carrés jouissant de la même propriété et dont la somme est inférieure.

Par le même raisonnement, on aura ensuite une autre somme plus petite que celle déduite de la première, et en continuant indéfiniment, on trouvera toujours des nombres entiers de plus en plus petits satisfaisant aux mêmes conditions. Mais cela est impossible, puisqu'un nombre entier étant donné, il ne peut y avoir une infinité de nombres entiers qui soient plus petits.

Le problème 20 de Diophante n'a donc pas de solution.


     Pour en savoir plus :

  1. Arithmétique et théorie des nombres par Jean Itard, Que Sais-je n° 1093, P.U.F. , Paris - 1963
  2. Mathématiques au fil des âges, IREM, groupe Epistémologie et Histoire, Ed. Gauthier-Villars - 1987
  3. A History of Mathematics, an introduction, Victor J. KATZ, Addison-Wesley Educational Publishers -1998
  4. Descente infinie et analyse diophantienne, par Catherine Goldstein, IMJ/CNRS :
    https://webusers.imj-prg.fr/~catherine.goldstein/MordellWeil-Goldstein.pdf

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